Pourquoi les médias allemands nient la responsabilité des États-Unis dans la destruction de Nord  Stream

Déni, dissimulation et diffamation: telles sont les réactions des médias, des politiciens et du système judiciaire allemands aux révélations du journaliste d’investigation renommé Seymour Hersh, selon lesquelles le gouvernement américain est responsable de la destruction du gazoduc Nord Stream. Hersh a publié le 8  février des recherches qui décrivent méticuleusement comment l’attaque du gazoduc a été planifiée, préparée et mise à exécution.

Tubes pour le gazoduc Nord  Stream  2 [Photo by Gerd Fahrenhorst / wikimedia / CC BY 4.0]

Selon son article, deux mois avant le début de la guerre en Ukraine, le conseiller américain à la Sécurité nationale, Jake Sullivan, avait formé un groupe de travail composé de militaires, de responsables de la CIA et du gouvernement, qui s’était réuni dans un immeuble de bureaux près de la Maison-Blanche et avait élaboré des plans pour détruire le gazoduc.

Puis, en juin 2022, des plongeurs spécialisés de l’US Navy avaient fixé deux charges explosives sur chacun des quatre tubes de l’oléoduc. L’opération eut lieu lors des manœuvres BALTOPS de l’OTAN, afin que le déploiement des plongeurs n’attire pas l’attention. Pour la logistique, les plongeurs américains font été soutenus par la Norvège. Après des hésitations initiales, on a déclenché les bombes à distance par sonar le 26  septembre, sur ordre de la Maison-Blanche. Deux ont échoué, un des quatre tubes est resté intact.

On aurait pu s’attendre à ce que les révélations de Hersh fassent la une des journaux et soient suivies par d’autres médias allemands qui en ont les moyens, comme Der Spiegel ou Süddeutsche Zeitung. Après tout, il s’agit du plus grand acte de terrorisme contre un objet de l’infrastructure européenne depuis des décennies et – si les recherches de Hersh sont correctes – un acte de guerre de Washington contre ses partenaires de l’OTAN.

Nord  Stream relie directement la Russie à l’Allemagne et – même si le gazoduc n’était pas en service au moment de l’explosion dû à la guerre en Ukraine – il aurait pu approvisionner l’Europe occidentale en gaz russe bon marché pendant des décennies. La moitié des coûts de construction de Nord  Stream  1 et 2, soit environ 20  milliards d’euros, avait été supportés par les entreprises énergétiques d’Europe occidentale, qui possédaient également la moitié de Nord  Stream  1.

Mais rien de tel ne s’est produit. La plupart des médias allemands n’ont consacré qu’une brève note aux recherches de Hersh. Ils ont répété sans les questionner les démentis du gouvernement américain et se sont attachés à détruire la réputation de Hersh. «Le lauréat du prix Pulitzer sur la mauvaise voie» (taz), «Le côté obscur d’un journaliste vedette» (Süddeutsche) et «Un journaliste vedette à la réputation douteuse» (t-online) étaient des titres typiques. La seule exception a été le Berliner Zeitung, qui a publié le 14  février une longue interview de Hersh où il donnait des détails supplémentaires et répondait aux objections.

Le système judiciaire et les gouvernements de l’Allemagne, du Danemark et de la Suède, dans les eaux territoriales desquels l’attaque a eu lieu, font également de l’obstruction. Bien que cinq mois se soient écoulés depuis l’attaque et que la scène du crime ait fait l’objet d’une enquête approfondie, ils restent silencieux. Pour des raisons de confidentialité, la Suède et le Danemark se sont retirés de l’équipe d’enquête conjointe avec l’Allemagne, initialement censée enquêter ensemble. Depuis, chaque pays enquête – et dissimule – de son côté.

On a arrêté les enquêtes journalistiques et parlementaires. Trois semaines à peine après l’attentat, par exemple, le ministère allemand de l’Économie avait répondu à une question écrite de Sahra Wagenknecht, députée du Parti de gauche, en déclarant qu’il était «après mûre réflexion, arrivé à la conclusion qu’il n’était pas possible de fournir des informations supplémentaires, même sous forme classifiée, pour des raisons de protection de l’État».

Pour se justifier, le ministère dirigé par l’écologiste Robert Habeck a invoqué la «règle du tiers» pour la coopération internationale entre agences de renseignement et ses exigences strictes en matière de secret: «Les informations demandées touchent ainsi des secrets qui doivent être protégés de telle manière que le bien-être de l’État l’emporte sur le droit parlementaire à l’information, et le droit des parlementaires de poser des questions doit exceptionnellement passer après l’intérêt du secret gouvernemental».

Le gouvernement allemand a également refusé de répondre à la question de savoir «quels navires et unités de troupes de l’OTAN» se trouvaient dans la région. Une réponse «impliquerait la divulgation d’informations qui affectent particulièrement le bien-être de l’État», écrit le ministère des Affaires étrangères. On ne pouvait tolérer «  ne serait-ce que le plus infime risque que cela se sache».

Autrement dit le gouvernement allemand savait que les États-Unis avaient perpétré l’attentat mais le niait pour des raisons politiques.

Le président Joe Biden avait même annoncé publiquement des plans correspondants deux semaines avant l’invasion russe de l’Ukraine. «Si la Russie envahit le pays, le [gazoduc]Nord  Stream  2 n’existera plus, nous mettrons fin au projet», avait-il menacé lors d’une conférence de presse conjointe avec le chancelier allemand Olaf Scholz. Et quand on lui a demandé comment cela serait possible si l’Allemagne contrôlait le gazoduc, il a répondu «je vous promets que nous serons en mesure de le faire». À ce moment-là, les plans élaborés pour faire sauter l’oléoduc étaient déjà en place.

L’une des principales accusations portées contre Hersh est qu’il s’est appuyé sur une seule source au sein de l’appareil de sécurité américain, dont il garde l’identité secrète pour des raisons de sécurité, alors que la rigueur journalistique exige au moins deux sources. En fait, l’une des principales sources de Hersh est la menace du président et la secrétaire d’État adjointe Victoria Nuland, qui a tenu des propos similaires. Après l’attaque, elle s’est réjouie que «Nord  Stream  2 soit maintenant, comme on dit, un tas de ferraille au fond de l’océan».

La connaissance de la responsabilité américaine dans l’attaque était largement répandue, a déclaré Hersh au Berliner Zeitung. «Les gens en Amérique et en Europe qui construisent des pipelines savent ce qui s’est passé… Ceux qui possèdent des entreprises construisant des pipelines connaissent l’histoire.» Il a dit qu’il ne l’avait « pas entendu de leur bouche», mais qu’il avait «rapidement appris qu’ils le savaient».

Pendant ce temps en Allemagne, le procureur général Peter Frank enquête sur des «personnes inconnues» responsables de l’attaque. Mais lui aussi invoque le devoir de réserve et – c’est un euphémisme – ne fait pas preuve d’un zèle particulier dans ses investigations.

En réponse à une question parlementaire de Wagenknecht qui demandait si le gouvernement allait examiner les informations détaillées fournies par Hersh, le ministère de la Justice a répondu que le procureur général n’avait «aucune conclusion allant dans le sens de la récente publication». Le ministère a refusé de fournir des informations sur les conclusions de l’enquête préliminaire, déclarant que cela «compliquerait ou même contrecarrerait les mesures d’investigation ultérieures».

Que Washington ait planifié et exécuté l’attaque est la seule explication plausible de la destruction de Nord  Stream. Hersh a fourni de nombreuses preuves circonstancielles et des faits pour étayer cette hypothèse. L’affirmation répandue après l’attaque que la Russie aurait détruit le gazoduc elle-même est si absurde qu’elle a rapidement été abandonnée. Même le procureur général Frank a confirmé publiquement qu’il n’en existait aucune preuve.

Les États-Unis, en revanche, possèdent non seulement les moyens nécessaires à une opération aussi sophistiquée, mais encore un mobile. Interrogé à ce sujet par le Berliner Zeitung, Hersh a cité une conférence de presse tenue par Antony Blinken peu après l’explosion des gazoducs. Le secrétaire d’État américain y avait qualifié leur destruction de «formidable opportunité», une «chance de priver la Russie de la possibilité d’utiliser les pipelines comme une arme». La Russie, avait-il dit, ne pouvait désormais plus faire pression sur l’Europe occidentale pour qu’elle mette fin à son soutien aux États-Unis dans la guerre en Ukraine.

«La crainte était que l’Europe occidentale ne participe plus», a déclaré Hersh. «Je pense que la raison de cette décision était que la guerre ne se passait pas bien pour l’Occident, et qu’ils avaient peur que l’hiver arrive… Les États-Unis avaient peur que l’Allemagne lève ses sanctions à cause d’un hiver froid». En outre, a-t-il ajouté, les États-Unis gagnaient beaucoup d’argent avec le gaz naturel liquéfié (GNL), qu’ils vendaient désormais à l’Europe.

Si les médias et les politiciens allemands nient néanmoins la responsabilité des États-Unis et dénoncent plutôt Hersh, c’est uniquement pour des raisons politiques. L’attaque des gazoducs par les États-Unis détruit le mythe officiel que l’OTAN est une alliance d’États démocratiques qui luttent pour la liberté en Ukraine. Elle montre l’OTAN telle qu’elle est vraiment: une alliance de brigands impérialistes qui se sont alliés contre un ennemi commun alors que par derrière, ils ont depuis longtemps dégainé les poignards pour s’entre-déchirer.

Pendant trente ans, les États-Unis ont mené des guerres sanglantes en série pour garantir leur position de puissance dominante dans le monde. Sur la masse continentale eurasienne, Washington poursuit l’objectif formulé en 1997 par le géo-stratège Zbigniew Brzezinski, à savoir «empêcher l’émergence d’une puissance dominante antagoniste». Ceci est principalement dirigé contre la Chine et la Russie, mais aussi contre l’Allemagne, qui ne doit pas s’élever au rang de puissance dominante en Europe.

Les milieux dirigeants allemands, quant à eux, voient dans la guerre actuelle l’occasion de parvenir précisément à cela, de réarmer enfin massivement et – comme ils le déclarent ouvertement – de devenir la «première puissance militaire d’Europe». À long terme, ils considèrent qu’un conflit ouvert avec les États-Unis est inévitable, comme le souligne l’expert en politique étrangère Josef Braml dans son livre «L’illusion transatlantique». Mais ils veulent retarder cette rupture jusqu’à ce qu’ils se sentent suffisamment forts pour résister à la pression américaine.

Il y a des différences tactiques sur la question. Dans tous les partis politiques allemands et dans les milieux d’affaires, certains prônent une rupture immédiate avec les États-Unis et estiment que la guerre menée actuellement contre la Russie est une erreur. Ils sont particulièrement bien représentés dans le parti d’extrême droite AfD (Alternative pour l’Allemagne) et dans l’aile du Parti de gauche dirigée par Sarah Wagenknecht, qui tente de faire passer la défense d’une politique indépendante de grande puissance germano-européenne pour une «politique de paix».

L’attaque des gazoducs Nord  Stream confirme que les États-Unis ne reculent devant rien pour atteindre leurs objectifs impérialistes. Mais leurs partenaires et leurs rivaux en Allemagne ne leur cèdent en rien sur ce point. Avec le renouveau du militarisme allemand, ils suivent de plus en plus ouvertement les traces de la Wehrmacht d’Hitler et des nazis, qui a commis les pires crimes de l’histoire humaine.

La lutte contre l’impérialisme et la guerre nécessite la construction d’un mouvement international de la classe ouvrière qui vise au renversement du capitalisme et se fonde sur programme socialiste. C’est ce pour quoi se battent le Sozialistische Gleichheitspartei (SGP – Parti de l’égalité socialiste) et ses partis frères au sein du Comité international de la Quatrième Internationale.

(Article paru d’abord en anglais le 25 février 2023)

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