Les élections en Malaisie annoncent une crise politique plus profonde

Les élections générales ont eu lieu en Malaisie le 19 novembre et la prestation de serment d’Anwar Ibrahim en tant que nouveau Premier ministre a eu lieu jeudi dernier. Ces deux événements marquent une nouvelle fracture de l’establishment politique du pays et laissent présager de nouveaux bouleversements politiques.

Aucune des trois grandes coalitions électorales - le Pakatan Harapan (PH) d’Anwar, le Perikatan Nasional (PN) et le Barisan Nasional (BN) - n’a obtenu de majorité parlementaire. Cela a donné lieu à des jours de marchandage politique grossier et de discussions à huis clos dans les cercles dirigeants.

Le dirigeant de l’opposition malaisienne, Anwar Ibrahim, montre son bulletin de vote lors des élections dans un bureau de vote à Seberang Perai, dans l’État de Penang, en Malaisie, samedi 19 novembre 2022. [AP Photo/Vincent Thian] [AP Photo/Vincent Thian]

Finalement, un décret royal a nommé Anwar, sur la base d’accords de coalition avec le BN et le Gabungan Parti Sarawak, un parti basé à Bornéo.

L’ampleur de la crise politique est soulignée par le sort de l’organisation de droite, l’Organisation nationale malaise unie (United Malays National Organisation – UMNO). Cette dernière, en tant que parti qui domine l’alliance BN, a gouverné de 1957 à 2018 en combinant le charcutage électoral, les mesures d’État policier, le contrôle des médias et de l’appareil d’État et la promotion du chauvinisme ethnique malais.

La perte du pouvoir par l’UMNO lors des élections générales de 2018 a marqué un tournant politique et a inauguré quatre années de troubles. Le PH d’Anwar a remporté les élections dans le cadre d’un pacte électoral cynique avec l’ancien Premier ministre, Mahathir Mohammad, qui a rompu avec l’UMNO, en l’accusant de corruption, de ne pas soutenir suffisamment les Malais de souche et de se plier devant la Chine.

L’alliance était intrinsèquement instable. Au cours de la crise financière asiatique de 1998-99, Mahathir, en tant que Premier ministre, a rompu avec Anwar, alors vice-premier ministre et ministre des Finances, sur la question de la politique économique, Anwar faisant pression pour l’adoption d’une sévère restructuration pro-marché du FMI. Mahathir a rejeté un accord avec le FMI, car il aurait dévasté ses soutiens commerciaux d’origine malaise au sein de l’UMNO. Mahathir a expulsé Anwar et ses partisans, puis l’a fait arrêter, battre et emprisonner sur la base d’accusations forgées de toutes pièces après qu’Anwar ait lancé des rassemblements antigouvernementaux.

En vertu du pacte électoral de 2018, Mahathir a été nommé Premier ministre, même si son parti, le Bersatu, ne détenait qu’un nombre relativement faible de sièges. Il était censé céder la direction à Anwar dans les deux ans, un accord qui n’a jamais été respecté. Les intrigues politiques ont atteint leur paroxysme en 2020, lorsque le pacte entre le PH et le Bersatu a volé en éclats. Le Bersatu et plusieurs factions du PH, dont le Parti Islam se-Malaysia (PAS), se sont joints à l’UMNO et à ses alliés pour former un autre gouvernement instable, avec Muhyiddin Yassin du Bersatu comme Premier ministre.

Le régime dirigé par Bersatu a implosé en 2021 dans un contexte de montée en flèche des cas de COVID-19 et de crise profonde du système de santé, remplacé par une coalition tout aussi instable dirigée par l’UMNO avec son leader Ismail Sabri Yaakob comme Premier ministre. Son calcul selon lequel l’UMNO profiterait d’une élection anticipée s’est soldé par un échec: le parti qui a dirigé la Malaisie pendant six décennies avec ses alliés du BN a été réduit à un reliquat de 30 sièges sur les 222 que compte le Parlement.

L’alliance PH d’Anwar n’a pas non plus fait de gains. En fait, elle n’a remporté que 82 sièges contre 100 lors des élections de 2018. Anwar a cherché à présenter le PH comme une alternative progressiste à l’UMNO et au BN. Il s’est opposé à ses discriminations ethniques anti-chinoises et anti-indiennes, à ses mesures d’État policier et il a promu une nouvelle Malaisie inclusive et multiculturelle pour attirer les jeunes, en particulier. Cette élection générale était la première où les 18-20 ans avaient le droit de vote.

Néanmoins, la volonté d’Anwar de s’allier avec des partis malais chauvins, d’abord le PAS islamiste, puis Mahathir et maintenant une coalition ouverte avec l’UMNO largement méprisé, a gravement terni cette image. En effet, son autre partenaire de coalition, le Gabungan Parti Sarawak, a été formé par des alliés de l’UMNO au Sarawak après la défaite de 2018.

Anwar a été porté au pouvoir avec le soutien de sections importantes de la classe dirigeante dans un contexte de crise économique et sociale croissante dans le pays. L’économie malaisienne devrait connaître une croissance de seulement 4 à 5 pour cent l’année prochaine, contre plus de 7 pour cent en 2022. En outre, le pays se remet à peine de l’impact économique de la pandémie de COVID-19 qui a entraîné en 2020 une chute considérable de 10 pour cent de la croissance économique, avec un taux négatif de 5,6 pour cent sur l’ensemble de l’année.

Comme partout dans le monde, l’inflation frappe durement la classe ouvrière, avec des salaires réels en baisse. Malgré les subventions gouvernementales sur les prix, le coût de la vie a augmenté de 4 pour cent en octobre. L’inflation alimentaire, qui frappe le plus durement les couches les plus pauvres de la population active, est nettement plus élevée, atteignant 7,1 pour cent en octobre. En 2022, selon une enquête, les salaires ont augmenté d’un peu plus de 5 pour cent.

Les chiffres officiels masquent l’ampleur de la crise sociale. Barjoyai Bardai, professeur émérite à l’Université de Tun Abdul Razak estime que l’inflation réelle en Malaisie est de 11 pour cent. Dans le même temps, une étude de la société de conseil ECA International prévoit que les salaires n’augmenteront que de 2,2 pour cent l’année prochaine.

Bien que les rapports sur les grèves et les protestations soient limités, des signes d’agitation sociale croissante existent. En juillet, des centaines d’étudiants ont manifesté pour demander un contrôle des prix et des subventions pour la nourriture. Certains ont déclaré sauter des repas, et l’un d’entre eux a déclaré à l’émission Channel News Asia: «Notre sécurité alimentaire est menacée… Je me sens un peu frustré de voir que le gouvernement ne prend aucune mesure».

Au début du mois d’août, des milliers de livreurs de nourriture ont organisé une grève de 24 heures dans tout le pays pour demander des niveaux de rémunération plus élevés. À la fin du mois d’août, le MTUC (Malaysian Trades Union Congress), un syndicat conservateur, a menacé de passer à l’action sur les bas salaires et les conditions de travail des nettoyeurs et des agents de sécurité dans les écoles et les bâtiments publics, ce qui reflète un mécontentement sous-jacent bien plus profond.

Dans le but de séduire les Malais de souche et d’exploiter le mécontentement général suscité par la dégradation des conditions de vie, Anwar a déclaré lors d’un meeting électoral: «Les gens disent “Vive les Malais” mais la majorité des Malais sont pauvres et font face à des difficultés. Seuls ceux qui sont au sommet jouissent d’une bonne vie. Je veux être un Premier ministre pour tout le monde».

En réalité, le nouveau gouvernement n’a pas de solution à la crise sociale. En effet, l’engagement d’Anwar en faveur d’une restructuration pro-marché imposera de nouveaux fardeaux économiques aux travailleurs. Il est significatif qu’à l’annonce de la sélection d’Anwar comme Premier ministre, la monnaie malaisienne ait grimpé de 1,8 pour cent et le cours des actions nationales de 4 pour cent.

Geoffrey Williams, économiste à l’Université des sciences et de la technologie de Malaisie, a déclaré à Al Jazeera qu’il s’attendait à ce qu’Anwar dirige une gouvernement favorable au marché, avec des coupes dans les programmes d’aide sociale: «Il y aura moins de politiques d’assistanat et davantage de solutions structurées à long terme. Je pense également qu’il offrira une perspective très attrayante pour les investisseurs internationaux et les marchés financiers».

Dans la mesure où le PH d’Anwar aborde la question de l’inflation alimentaire, ses politiques s’adressent aux grandes entreprises, promettant des incitations fiscales aux sociétés qui produisent des aliments de base, ainsi que des subventions et des prêts spéciaux pour accroître l’utilisation de la technologie dans le secteur agricole.

La pandémie de COVID-19, qui a conduit à l’effondrement du gouvernement dirigé par Bersatu l’année dernière, est de nouveau en pleine expansion. Selon le directeur général de la santé, pendant la campagne électorale, une augmentation du nombre de cas hebdomadaires de plus de 57 pour cent a eu lieu, passant de 16.917 cas pendant la dernière semaine d’octobre à 26.616 pendant la première semaine de novembre. Plusieurs candidats parlementaires ont été testé positif.

Aucun des partis ne soutient une politique d’élimination. Le 31 octobre, le ministre intérimaire de la santé, Khairy Jamaluddin, a déclaré que le port de masques dans les endroits bondés était «fortement encouragé», mais «toujours sur une base volontaire», malgré une augmentation de 14 pour cent du nombre de personnes admises à l’hôpital en l’espace d’une semaine.

Les manifestes électoraux du PH, ainsi que de son nouvel allié le BN, promettaient d’augmenter les dépenses de santé publique de 2,6 pour cent du PIB actuellement à 5 pour cent en cinq ans. Aucun des deux n’a expliqué comment le doublement des dépenses de santé publique serait financé.

Le dernier gouvernement dirigé par Anwar, qui est divisé par de profondes divergences politiques, ne sera pas plus stable qu’aucun autre de ces quatre dernières années. Incapable de répondre aux besoins sociaux des travailleurs, il commencera sans aucun doute à se fracturer, et plus tôt que tard.

La troisième coalition électorale, dominée par Bersatu et l’islamiste de la droite (PAS), qui a remporté 73 sièges, attend dans les coulisses. Le PAS a été le seul parti à réaliser des gains électoraux significatifs, grâce à son mélange réactionnaire de chauvinisme malais et d’appels à la charia. Il a étendu son influence depuis ses bastions essentiellement ruraux de l’est de la péninsule malaise jusqu’aux bastions dits libéraux de l’ouest, comme Penang, en remportant 49 sièges contre 17 seulement avant les élections.

La politique communautaire de l’establishment politique malaisien s’est avérée n’être qu’un désastre pour les travailleurs. Les travailleurs et les jeunes doivent rejeter les tentatives qui visent à rendre leurs frères et sœurs Chinois, Malais ou Indiens responsables de l’aggravation de la crise sociale. Celle-ci est le produit du système capitaliste que tous les partis défendent bec et ongles. Ils doivent s’engager sur une nouvelle voie politique, lutter pour l’unité de la classe ouvrière en Malaisie et au niveau international, pour abolir le système de profit en faillite sur la base d’un programme socialiste.

(Article paru d’abord en anglais le 28 novembre 2022)

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