Dans une campagne instiguée par les services du renseignement

Le tollé anti-Chine au sein de l’établissement politique canadien s’intensifie après la publication du compte-rendu du rapporteur spécial

Une grande partie des médias et de l’établissement politique du Canada ont réagi avec colère et frustration au premier rapport que le rapporteur spécial indépendant sur l’ingérence étrangère, David Johnston, a publié mardi.

Des dizaines d’éditoriaux et de commentaires indignés ont attaqué le rapport de Johnston, tout comme l’opposition officielle conservatrice et le Bloc Québécois. Ils sont furieux que Johnston se soit opposé à leur demande d’enquête publique sur les affirmations des agences de renseignement selon lesquelles la Chine s’ingère dans la politique canadienne, manipule des candidats et cherche à influencer les résultats des élections.

Cette réponse envenimée est liée aux préparatifs de guerre avec la Chine, soutenus par le Canada, qui s’accélèrent. Dans les cercles militaires et d’autres milieux de l’élite, on discute ouvertement de l’inévitabilité d’un affrontement avec la Chine dotée de l’arme nucléaire, et ce dès 2025.

David Johnston en 2011, alors qu’il était gouverneur général du Canada [Photo: Wikipedia]

Le Premier ministre libéral Justin Trudeau a nommé Johnston, ancien gouverneur général, au poste de rapporteur spécial en mars, en pleine tempête politique alimentée par une série de fuites illégales provenant d’agents de haut niveau du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et peut-être d’autres parties de l’appareil de sécurité nationale. Au cours des semaines précédentes, le Globe and Mail, porte-parole traditionnel de l’élite financière canadienne, et, dans une moindre mesure, Global News avaient publié une série d’«exposés», basés sur un flux constant de fuites du SCRS, qui faisaient état d’une ingérence chinoise. Ils affirmaient notamment que Pékin avait tiré les ficelles en coulisses pour que les conservateurs soient battus lors des élections fédérales de 2021 et que les libéraux soient limités à un gouvernement minoritaire, un résultat qui correspondait parfaitement à celui des élections.

Le Globe and Mail, qui mène la campagne en faveur d’une enquête publique, a clairement indiqué que celle-ci ne devrait pas se concentrer sur l’investigation des allégations d’influence chinoise qui, selon lui, sur la base des documents du SCRS ayant fait l’objet d’une fuite illégale, ont été prouvées de manière incontestable. Son objectif devrait plutôt être d’établir pourquoi le gouvernement libéral n’a pas agi. Au début du mois de mars, le principal commentateur politique du Globe, Andrew Coyne, écrivait: «Ce que nous devons examiner dans le cadre d’une enquête publique», ce n’est pas l’ingérence électorale étrangère, mais plutôt «la complicité nationale dans l’ingérence étrangère». Les conservateurs, menés par Pierre Poilievre, ardent défenseur du Convoi de la liberté d’extrême droite, sont allés encore plus loin. Ils accusent Trudeau et son gouvernement libéral pro-patronal d’avoir permis et camouflé l’«ingérence» chinoise pour leur propre profit.

Dans sa réponse au premier rapport, Poilievre a accusé Johnston – qui a été nommé gouverneur général par le conservateur Stephen Harper, seulement après avoir blanchi les affaires de corruption de Brian Mulroney, un autre premier ministre conservateur – d’avoir «honteusement aidé le Premier ministre à dissimuler les attaques de Pékin contre notre démocratie».

Comme le World Socialist Web Site l’a déjà expliqué, le tollé de l’ingérence électorale chinoise, provoqué par les agences de renseignement et promu par les grands médias, a un double objectif. Tout d’abord, elle vise à attiser l’animosité contre la Chine afin de faciliter l’intégration encore plus complète du Canada dans les préparatifs de guerre de Washington contre la Chine.

Au cours des trois derniers mois, alors que Pékin était quotidiennement fustigé par les médias et l’établissement politique canadiens, les États-Unis ont intensifié leur campagne de pression économique, militaro-stratégique et diplomatique contre la Chine, notamment en rejetant essentiellement la «politique d’une seule Chine» à l’égard de Taïwan. En Australie, de puissantes sections des grands médias font publiquement campagne en faveur de changements radicaux, tels que l’imposition de la conscription et l’augmentation massive des dépenses militaires, afin de préparer le pays à jouer le rôle qui lui est dévolu en tant qu’État de première ligne dans un éventuel conflit entre les États-Unis et la Chine.

Deux des plus importants journaux australiens, le Sydney Morning Herald et The Age, basé à Melbourne, ont publié une série d’articles appelant à se préparer à une guerre avec la Chine, y compris en introduisant la conscription. [Photo: WSWS, from Nine images]

Le deuxième objectif du tollé de l’ingérence électorale chinoise a été de pousser le gouvernement libéral plus à droite et d’ouvrir la voie au remplacement de Trudeau par des personnes comme la vice-première ministre Chrystia Freeland ou par un gouvernement conservateur dirigé par Poilievre. Il est révélateur de constater que les forces qui ont promu le Convoi de la liberté et qui ont cherché à en faire un moyen de déstabiliser, voire de renverser le gouvernement, ont également été les fers de lance de la colère contre l’ingérence chinoise.

Dans la partie publique de 55 pages de son premier rapport, Johnston approuve le discours réactionnaire colporté par l’ensemble de l’établissement politique, y compris le gouvernement libéral de Trudeau, le NPD parrainé par les syndicats et les Verts, selon lequel la «démocratie canadienne» est attaquée par des puissances autoritaires malveillantes, au premier rang desquelles figure la Chine. Ce discours – illustré par une récente caricature de la page éditoriale du Globe, aux accents racistes du «péril jaune» du début du XXe siècle, représentant un dragon géant aux griffes déployées s’abattant sur un minuscule castor – présente la réalité à l’envers. Elle présente l’impérialisme canadien comme une petite force bénigne menacée par un colosse chinois. En réalité, le Canada est une puissance prédatrice qui, de concert avec l’impérialisme américain et d’autres alliés occidentaux, intimide et envahit des pays du monde entier, s’immisce dans leurs élections et s’emploie à contrecarrer les aspirations démocratiques et sociales de leur population.

Dans son rapport, Johnston a annoncé qu’il organiserait des auditions publiques dans les mois à venir sur les moyens de contrer l’ingérence électorale. Cette annonce sera sans aucun doute utilisée pour promouvoir le discours pro-guerre anti-Chine. Mais à la consternation du Globe, de Postmedia, de Poilievre et de ses conservateurs, ainsi que de divers anciens responsables de la sécurité nationale et des affaires étrangères, Johnston a contesté leurs affirmations selon lesquelles les vaillants efforts du SCRS pour «défendre le Canada» ont été délibérément ignorés par l’actuel gouvernement libéral.

Il a indiqué qu’après enquête, de nombreuses affirmations contenues dans les articles de presse fondés sur les fuites du SCRS s’étaient révélées fausses ou non fondées. D’autres ont été mal interprétées parce que les journalistes ne connaissaient pas le contexte général. De nombreux cas précis d’ingérence «sont moins préoccupants que ce que l’ont laissé croire certains médias», a constaté Johnston.

Il a également estimé que l’affirmation selon laquelle le gouvernement a ignoré les avertissements des agences de renseignement était fausse. Il s’agit plutôt d’insuffisances structurelles dans la manière dont les agences de renseignement communiquent leurs conclusions au gouvernement.

Johnston a également réfuté plusieurs affirmations très médiatisées provenant des fuites du SCRS. Il a notamment affirmé que le député libéral Han Dong avait dit à un diplomate chinois que les deux Canadiens arrêtés par Pékin dans le cadre de ses efforts pour forcer la libération d’une dirigeante de Huawei saisie par le Canada à la demande de Washington ne devaient pas être libérés tant qu’Ottawa ne relâcherait pas Meng Wangzhou. Johnston a également déclaré qu’il était raisonnable que les libéraux n’aient pas abandonné la candidature de Dong sur la base d’un breffage du SCRS qui l’identifiait comme un risque pour la sécurité.

L’un des principes centraux, bien que non déclaré, du tollé électoral anti-Chine promu par les grands médias et les conservateurs, est que les renseignements fournis par le SCRS devraient être considérés comme une vérité absolue. Peu importe que les agences de renseignement des États impérialistes soient tristement célèbres pour leur rôle de centres de réaction et de conspirations antidémocratiques et que le SCRS lui-même ait souvent été pris en flagrant délit de mensonge devant les tribunaux.

Dans son rapport, Johnston a également déploré le fait que la «sécurité nationale» soit devenue une question politique partisane. Il a invité les dirigeants de l’opposition à lire les sections secrètes de son rapport, qui exposent les preuves sur lesquelles se fondent ses conclusions. Poilievre et le chef du BQ, Yves-François Blanchet, ont tous deux rejeté cette offre. Ils la qualifient de piège gouvernemental, puisqu’ils devraient prêter serment de confidentialité et ne pourraient pas parler par la suite des détails spécifiques de ce qu’ils ont appris sur les prétendus cas d’ingérence chinoise.

Le refus de Johnston d’une enquête publique se fonde également sur le fait qu’elle ferait double emploi avec sa propre enquête et que, pour des raisons de sécurité, elle devrait se dérouler en grande partie à huis clos. Il a fait remarquer que deux autres organismes qui travaillent en secret et rendent compte au gouvernement, l’Agence de surveillance de la sécurité nationale et du renseignement et le Comité parlementaire de la sécurité nationale et du renseignement, examineront ses conclusions.

Dans le cadre de cette explication, Johnston a brièvement levé le voile sur la surveillance massive exercée par les agences de renseignement du Canada, y compris sur les politiciens élus lorsqu’ils interagissent avec des représentants de puissances «hostiles». «Maintenant que j’ai examiné ces renseignements, je comprends les raisons pour lesquelles ils sont traités de façon aussi délicate: des adversaires étrangers pourraient facilement y discerner des sources et des méthodes, ce qui pourrait mettre en danger la population.»

Compte tenu de ce qui s’est passé jusqu’à présent – et plus encore de la crise et des forces et motivations politiques réactionnaires qui alimentent les allégations d’une menace chinoise pour la démocratie canadienne – on peut s’attendre à d’autres «fuites» du SCRS et à de nouvelles allégations de complicité du gouvernement avec Pékin.

Le gouvernement Trudeau est un gouvernement de guerre et de réaction qui, de surcroît, évolue rapidement vers la droite. Sous sa direction, le Canada a joué un rôle majeur dans la préparation, l’instigation et maintenant la conduite de la guerre des États-Unis et de l’OTAN contre la Russie; il augmente massivement ses dépenses militaires; il a élaboré une stratégie indo-pacifique anti-Chine en étroite consultation avec la Maison-Blanche de Biden; et il déploie régulièrement des navires de guerre canadiens dans des exercices provocateurs de «liberté de navigation» menés par les États-Unis dans la mer de Chine méridionale et le détroit de Taïwan. Après avoir présidé à la réaction désastreuse de la classe dirigeante canadienne face à la pandémie, le gouvernement Trudeau a décidé d’imposer une austérité «post-pandémique» et des baisses de salaire réel dans un contexte de forte inflation.

Cependant, de puissantes sections de la classe dirigeante se sont détournées du gouvernement libéral minoritaire soutenu par les syndicats et le NPD. Ils veulent un gouvernement qui assurera la position mondiale de l’impérialisme canadien en développant plus rapidement les capacités militaires du Canada et en intensifiant l’assaut contre la classe ouvrière. Le gouvernement actuel a été largement dénoncé par les médias et l’établissement militaro-sécuritaire pour ne pas avoir augmenté les dépenses militaires d’environ 20 milliards de dollars par an, nécessaires pour atteindre le seuil de 2 % du PIB fixé par l’OTAN, et pour ne pas avoir assuré la participation du Canada à l’alliance militaire anti-chinoise AUKUS (Australie/Royaume-Uni/États-Unis). En vertu des accords de capitulation que l’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC) a négociés avec le gouvernement Trudeau, 155.000 travailleurs fédéraux subiront une réduction considérable de leur salaire réel. Pourtant, de nombreux représentants des grandes entreprises ont dénoncé l’accord comme étant généreux et excessif.

Les travailleurs doivent s’opposer catégoriquement au tollé pro-guerre anti-Chine. La véritable menace qui pèse sur les droits démocratiques des travailleurs vient de la classe dirigeante canadienne. Comme ses homologues impérialistes aux États-Unis et en Europe, elle se tourne de plus en plus vers des méthodes autoritaires, criminalisant les grèves et les protestations sociales, et mobilisant l’extrême droite pour imposer son programme de guerre et d’austérité.

Pour s’opposer à la guerre et défendre ses droits démocratiques et sociaux, la classe ouvrière doit s’opposer à toutes les factions de l’élite dirigeante et développer une contre-offensive industrielle et politique dans le but de porter la classe ouvrière au pouvoir et réorganiser la vie économique selon des principes socialistes.

Aucun pas dans cette direction ne peut être fait sans que les travailleurs se libèrent de l’emprise politique et organisationnelle paralysante des syndicats pro-capitalistes. Pendant des décennies, les syndicats ont systématiquement étouffé la lutte des classes et se sont intégrés à la direction des entreprises et à l’État.

Actuellement, les syndicats et leurs alliés du NPD soutiennent le gouvernement de droite de Trudeau au motif qu’il constitue un rempart «progressiste» contre les conservateurs, qui, à l’instar des républicains américains et des conservateurs britanniques, évoluent de plus en plus vers une formation politique d’extrême droite et fasciste. Depuis mars 2022, le NPD, à l’instigation des syndicats, a conclu une alliance gouvernementale formelle avec Trudeau et ses libéraux, alliance qu’ils se sont engagés à maintenir au moins jusqu’en juin 2025, au nom de la «stabilité politique» qu’ils assurent à la classe dirigeante.

L’alliance entre les syndicats, le NPD et les libéraux constitue une double menace pour les travailleurs, et sa répudiation est un élément essentiel dans l’élaboration d’une contre-offensive de la classe ouvrière. C’est le mécanisme par lequel le gouvernement Trudeau fait avancer le programme de guerre et d’austérité de la classe dirigeante, et il donne aux conservateurs dirigés par Poilievre l’occasion de se présenter comme la seule opposition et de faire cyniquement appel à la colère populaire croissante face à la baisse du niveau de vie et au délabrement des services publics.

(Article paru en anglais le 26 mai 2023)

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