L’inquiétude grandit quant à la spéculation sur le marché du Trésor américain

Le marché du Trésor américain, d’une valeur de vingt-cinq mille milliards de dollars, qui constitue la base du système financier mondial et sur lequel s’achètent et se vendent les titres de la dette publique américaine, ressemble de plus en plus à un gigantesque casino.

Les mécanismes traditionnels, généralement des modèles de conservatisme financier, à travers lesquels le marché a fonctionné pendant des décennies, sont en train d’être abandonnés. Celui-ci est de plus en plus dominé par les fonds spéculatifs et leurs opérations hautement spéculatives et risquées.

Bâtiment du département du Trésor américain, Washington, D.C. [Photo: Carol M. Highsmith Archive, Library of Congress, Prints and Photographs Division]

Le bon sens voudrait que les autorités de régulation prennent des mesures pour contrôler et limiter le rôle des fonds spéculatifs. Leurs activités ont déjà provoqué des turbulences majeures, en septembre 2019 sur le marché des pensions, où les obligations du Trésor sont échangées contre des liquidités à court terme, et en mars 2020, lorsque les marchés du Trésor se sont figés pendant plusieurs jours.

Mais la rationalité apparente n’a pas voix au chapitre, car l’activité des fonds spéculatifs, basée sur des paris à fort effet de levier, est essentielle au fonctionnement du marché même. Le problème a suscité l’inquiétude des autorités de régulation, mais aucun remède n’a été proposé à ce qui est perçu comme un danger. Cela s’explique notamment par le fait que les autorités n’ont elles-mêmes pas d’idée claire de ce qui se passe, faute de disposer des données nécessaires.

Ces dernières semaines, la question a fait l’objet de rapports de la Réserve fédérale américaine, du Conseil de stabilité financière et de la Banque des règlements internationaux.

Ces rapports se sont concentrés sur ce que l’on appelle le «basis trade», qui consiste à tirer profit de la très faible différence entre le prix des obligations et leur prix sur les marchés à terme. Les fonds spéculatifs ont vendu à découvert des contrats à terme sur le Trésor, c’est-à-dire qu’ils ont vendu ce qu’ils n’avaient pas, et acheté des obligations sur le marché lorsque les contrat à terme arrivent à échéance.

Si le prix de l’obligation est plus élevé sur le marché à terme, ils réalisent un profit. Mais la différence est minuscule, souvent quelques milliers de points de pourcentage seulement, et il faut donc débourser des sommes considérables. Les fonds spéculatifs ne dépensent que peu de leurs propres capitaux, mais utilisent l’effet de levier en empruntant de l’argent.

Étant donné qu’ils négocient des bons du Trésor américain, considérés comme l’actif financier le plus sûr au monde, les fonds spéculatifs ne sont tenus d’apporter qu’une petite quantité de liquidités à leurs prêteurs. Ils peuvent parfois multiplier par plus de 100 l’effet de levier. Le Financial Times a rapporté un cas où l’effet de levier était de 500 fois.

Des profits considérables peuvent être réalisés de cette manière, apparemment à partir de rien. Mais en cas de perturbation du marché, les choses peuvent rapidement s’effondrer de plusieurs manières. Les prêteurs peuvent exiger des garanties plus importantes lorsque le risque est perçu comme ayant augmenté, ou les chambres de compensation, qui gèrent les opérations à terme, peuvent faire de même.

Cela peut conduire à une situation où, pour répondre aux demandes de liquidités, les négociants doivent vendre des actifs. Dans un article récent sur le commerce de base, le Financial Times (FT) note: «Les régulateurs affirment que tout cela s’ajoute à une situation où quelques grandes entreprises qui se retirent de leurs paris pourraient potentiellement encourager ou forcer d’autres à faire de même, conduisant rapidement à une boucle infernale de vente en détresse sur le marché d’actifs le plus important du monde».

L’article cite le responsable du négoce des taux chez AllianceBernstein, Matthew Scott. Ce dernier y déclare: «Ma plus grande inquiétude est que si nous avons un désengagement massif dans ce commerce à effet de levier, cela pourrait vraiment entraîner un assèchement de la liquidité sur le marché du Trésor».

C'est ce qui s'est produit en mars 2020, lorsque tous les investisseurs se sont retirés et qu’il n'y avait plus d’acheteurs pour la dette américaine.

Mais les opérations risquées se poursuivent, notamment parce que les spéculateurs comptent sur une intervention de la Réserve fédérale sur le marché pour mener une opération de sauvetage afin de les tirer d’affaire, comme elle l’a fait par le passé. En d’autres termes, ils opèrent sur la base du fait que, en dernière analyse, ils bénéficient du soutien du bras financier de l’État, ce qui constitue une situation dite d’aléa moral.

Selon les termes d’un cadre anonyme d’une banque américaine cité par le FT: «L’hypothèse est que la Réserve fédérale interviendra pour sauver le marché des pensions, ce qu’elle a fait par le passé, et je pense donc qu’elle interviendra à nouveau si quelque chose se produit».

Les fonds spéculatifs soutiennent que, même si leurs opérations ne sont certainement pas sans risque, elles jouent un rôle essentiel sans lequel le marché ne pourrait pas fonctionner. Et le fait qu’il y ait plus qu’un grain de vérité dans leurs affirmations témoigne de l’instabilité inhérente à l’ensemble du système financier mondial, qui n’a fait que s’aggraver depuis la crise de 2008.

Deux des phénomènes les plus importants de ces 15 dernières années se sont trouvés être l’expansion de la dette publique américaine et la taille du marché du Trésor.

En 2007, à la veille de la crise financière, la dette représentait environ 35 pour cent du PIB. Aujourd'hui, elle frôle les 100 pour cent et devrait rapidement dépasser ce seuil. Il y a vingt ans, la dette nationale s’élevait à environ six mille cinq cent milliards de dollars. Elle vient de dépasser les trente trois mille milliards de dollars, soit cinq fois plus.

Le marché du Trésor américain a connu une croissance correspondante. Il est passé d’environ cinq mille milliards de dollars au début de 2008 à vingt-cinq mille milliards de dollars aujourd’hui. Cette évolution s’est accompagnée d’une transformation de son mode de fonctionnement.

Auparavant, la stabilité du marché était assurée par les «primary dealers», les 24 banques qui traitent directement avec le département du Trésor. Elles continuent à jouer un rôle important. Mais à la suite des réglementations introduites dans le sillage de 2008, visant à augmenter leur base de capital, ces banques se sont retirées des opérations sur le marché du Trésor et les fonds spéculatifs ont assumé un rôle de plus en plus important.

Comme l’a déclaré au FT un cadre supérieur d’un grand fonds spéculatif mondial : «Si les fonds spéculatifs cessaient d’acheter des bons du Trésor, je ne sais pas qui les achèterait.

Un autre, Don Wilson, directeur général de DRW, une importante société de négoce internationale, a fait un commentaire plus menaçant.

Notant que le montant de la dette du Trésor américain augmentait et que les déficits étaient là pour durer, il a déclaré: «La nécessité pour les acteurs du marché à effet de levier de faciliter la transformation des liquidités en produits dérivés continuera de croître et la décourager entraînera des conséquences négatives importantes».

Autrement dit, après avoir favorisé l’extension des spéculateurs de fonds spéculatifs grâce à l’injection continue d’argent dans le système financier par la Réserve fédérale et plus d’une décennie de taux d’intérêt pratiquement nuls, les prétendus régulateurs et gardiens de la stabilité du marché financier le plus important du monde en sont désormais totalement dépendants.

(Article paru d’abord en anglais le 29 septembre 2023)

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